Le Quatuor Borodine en tournée

Le Quatuor Borodine en tournée

(English version here)

par Valentin Berlinsky (Moscou, Union soviétique – version originale russe)
par Maria Matalaev (Paris, France – traduction française, compilation, rédaction)

Introduction des éditeurs

Cet extrait est issu d’un chapitre du livre paru en 2015, Le Quatuor d’une Vie, relatant la vie de Valentin Berlinsky (1925-2008), fondateur du légendaire Quatuor Borodine. Le livre est constitué de sources originales telles que des journaux intimes et des entretiens, traduits, compilés et édités par Maria Matalaev.

On a dit que le Quatuor Borodine était au quatuor à cordes ce que Richter était au piano, Oistrakh au violon et Rostropovitch au violoncelle. En 1955, le Quatuor est devenu le premier ensemble de chambre soviétique à se faire entendre au-delà des frontières de l’Union soviétique. Il interprétait aussi bien le répertoire traditionnel du quatuor que des œuvres contemporaines, et présentait à l’Ouest les quatuors de Dimitri Chostakovitch au fur et à mesure de leur achèvement. Il a également interprété pour la première fois de nombreuses œuvres de compositeurs soviétiques tels qu’Alfred Schnittke, Boris Tchaïkovski, Lev Knipper et Mieczysław Weinberg.

La longévité exceptionnelle du Quatuor (de 1945 à nos jours) et son niveau de perfection sans cesse renouvelé sont dus en grande partie à un homme : Valentin Berlinsky. En plus d’avoir fondé le premier ensemble soviétique à se rendre à l’étranger, d’avoir effectué des tournées dans plus de six cents pays et d’avoir laissé un héritage discographique colossal, Berlinsky était avant tout un violoncelliste d’une sensibilité exceptionnelle. Il était l’ami d’Alexandre Soljenitsyne, de Maya Plisetskaya, du savant Andreï Sakharov et du joueur d’échecs Garry Kasparov. C’était un musicien intransigeant et un patriote.

Dans ce livre, Berlinsky évoque son enfance sibérienne, les années de guerre, ses années de conservatoire à Moscou au sein de l’élite culturelle soviétique, l’influence de Dimitri Chostakovitch, l’amitié de Sviatoslav Richter et, surtout, son travail inlassable qui a conduit à la constitution d’une véritable tradition du quatuor en URSS et à une influence durable dans le monde entier. Homme discret et personnalité remarquable, Berlinsky se révèle un ardent serviteur de “la naissance vivante et immédiate de la Musique, l’interaction complexe des sons telle qu’elle est écrite dans le texte”.

Le chapitre suivant évoque les premières tournées du quatuor à l’étranger. L’original a été légèrement modifié pour pouvoir être utilisé seul. Pour un compte-rendu complet de la vie et de l’œuvre de Valentin Berlinsky, nous recommandons avec enthousiasme le livre lui-même. Toutes les illustrations et tous les documents sont reproduits avec l’aimable autorisation de Maria Matalaev.

5 décembre 1953. Samedi. Minsk. Aujourd’hui, premier concert. Nous avons joué l’Andante Cantabile et trois pièces de l’Album pour enfants de Tchaïkovski (Prière du matin, Nanny’s story, Polka) dans l’arrangement pour quatuor de Rostik. La première partie du concert, nous avons accompagné M. D. (Alexandrovitch).[1] Certaines choses n’étaient pas trop mauvaises, bien que cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas produit sur scène et chanter avec un nouveau quatuor ne lui donnait pas assez de liberté et de confiance.

Minsk est une très belle ville – nouveaux bâtiments, rues larges…

12 décembre. Dimanche. Bobriousk. Neuf heures de route de Minsk à Gomel, où nous avons donné un concert dans un club « Lénine ». Gomel a été dévasté et se restaure beaucoup plus lentement que Minsk.

Tous les concerts de M.D. sont à guichet fermé. Les billets se revendent à l’entrée entre 75 et 100 roubles, les filles sont prêtes à tout donner pour avoir une place…

Nous n’avions toujours ni nom, ni futur garanti, ni présent défini. On parvenait à joindre les deux bouts en jouant à des funérailles, dans des écoles, des usines, des clubs. Or, nos quelques concerts nous avaient déjà prouvé qu’il était important pour le public, comme pour nous, de porter un nom reconnaissable. En obtenir un à cette époque était aussi difficile qu’avoir un titre. Nous voulions prendre le nom de Quatuor Tchaïkovski, mais lors des funérailles de Staline,[2] Oïstrakh nous apprit que le Ministère de la Culture avait décidé de former un quatuor « puissant », sensé devancer la planète dans ce domaine. Ce quatuor encore inexistant avait déjà été baptisé « Tchaïkovski ». L’orgueil du pouvoir et le patriotisme donnaient naissance à beaucoup d’idées… Finalement, ce quatuor rassembla Julian Sitkovetsky, Anton Sharoïev, Rudolf Barshaï et Yakov Slobodkin. Ce fut le premier ensemble à partir en tournées à l’étranger. Le spoutnik était lancé. Mais il se consuma très vite dans l’atmosphère : un an et demi après, il n’existait plus. Seulement, le nom avait déjà été utilisé…

C’était en 1953. On pensa alors profiter de l’approche d’un jubilé « Glinka » pour prendre ce nom. Quatuor Glinka : immense compositeur russe, fondateur non seulement de l’opéra, mais de l’art professionnel de l’interprétation en Russie, cela sonnait bien. Sur les conseils de Vassili Petrovitch Shirinsky, on se contenta tout d’abord de prendre rendez-vous avec Khrennikov[3] pour obtenir sa signature. Soulagé que ce soit là tout ce qu’on lui demande, il promit d’écrire une lettre en notre faveur. Six mois plus tard, la lettre était prête. On obtint les signatures de Chostakovitch et de beaucoup d’autres. On put enfin envoyer la lettre à Anissimov, Ministre de la Culture, et après six autres mois, il nous invita à venir le voir. Il fut l’amabilité même. Mais il considérait que le nom de Glinka devait être porté par un collectif plus large – un chœur, un orchestre, un conservatoire. Shirinsky l’avait prévu et nous étions venus préparés. On suggéra le nom de Borodine,[4] dont l’œuvre est ornée de deux magnifiques quatuors, perles de la littérature du genre. Qu’il sembla moins important que Glinka aux yeux du ministre, ou tout aussi russe, donc sans danger, il nous l’accorda. C’est ainsi que nous sommes devenus les fervents propagandistes du nom de ce merveilleux compositeur, au prix d’interminables démarches, de lettres adressées à différents organismes et de deux ans d’attente. Cet acte a marqué une nouvelle étape dans la vie du quatuor. Les tournées à l’étranger ont pu commencer.

En juin 1955, notre premier voyage à l’étranger en tant que Quatuor Borodine nous emmena en RDA. On devait y donner une série de concerts pour les dix ans de la victoire sur les nazis, avec un groupe d’artistes soviétiques : Pavel Gerassimovitch Lisitsian[5] accompagné de son pianiste Nikolaï Pavlovitch Erohin aux mains d’une largeur extraordinaire (il parvenait à prendre une douzième avec une seule main !), le violoniste Mikhaïl Vaïman[6] et la pianiste Maria Karandashova,[7] célèbre duo pétersbourgeois. Vaïman, mort prématurément, est presque inconnu aujourd’hui, fait que je ne m’explique pas. Il avait un son magnifique.

Ce voyage fut suivi de beaucoup d’autres, en Tchécoslovaquie et en Roumanie, en Moldavie, Sibérie… En 1958, nous avons franchi pour la première fois le rideau de fer et nous nous sommes rendus dans un pays capitaliste, l’Italie, où l’on se fit connaître avec un très grand succès ! Puis ce fut la Suède et la Finlande, l’Allemagne, les premiers enregistrements à l’étranger… Nous commencions à compter parmi les « élus » qui rentraient en URSS auréolés du halo de succès à l’étranger et, cachet indubitable, habillés de costumes de meilleure qualité.

Je me permets ici une triste parenthèse : le 23 mai 1959, nous avons joué dans la Petite Salle du Conservatoire avec Oborine le troisième Quatuor et le Quintette de Chostakovitch. Je me sentais mal à l’aise sur scène, inquiet, comme cela arrive quand l’âme pressent un malheur. En rentrant, ma femme et mes proches m’attendaient : mon père était décédé à l’hôpital pendant notre concert.

J’ai passé une grande partie de ma vie sur la route. J’aime les changements, les nouvelles impressions, les rencontres. Nous avons visité, avec le Quatuor, de nombreuses villes de l’Union Soviétique et fait le tour du monde à plusieurs reprises. Je parvenais à jeter quelques notes dans mon journal. Lors de notre première tournée à l’étranger, nous fûmes impressionnés par le niveau de vie en Occident, significativement différent du nôtre par la culture consumériste et l’apparente prospérité de la population. Le trop grand contraste entre le pathos de notre idéologie et la vie réelle était ostentatoire. C’était une telle offense pour la Russie, pour son peuple, son histoire, sa culture, qu’aujourd’hui encore, j’ai du mal à l’accepter.

Mais l’essentiel pour nous était ailleurs. Là où la politique est impuissante, la musique a le pouvoir de faire naître une cohésion dans les salles de concert.

Je tiens à faire remarquer que les tournées sont différentes des habituels déplacements dans le monde. Ce dont je me souviens, ce ne sont pas les paysages de l’étranger mais les programmes de concert, les recherches de partenaires, les coups de chance – tout le reste n’est que le décor d’événements musicaux.

14 octobre 1969, 2 heures du matin. D’abord, les impressions du concert.

Queen Elizabeth Hall. 1000 places. Très bonne acoustique. Salle presque pleine. Nous avons joué Britten, Mozart, Beethoven.

L’Angleterre est l’un de ces rares pays où il est impensable de commencer le concert une ou deux minutes après l’heure annoncée, d’autant qu’il est retransmis en direct sur la BBC. On nous a donc littéralement poussé sur la scène.

« Voilà, nous sommes arrivés à l’échafaud », dis-je à Aliochka (notre imprésario) quand notre minibus s’arrêta à l’entrée des artistes de l’Elizabeth Hall. L’échafaud. Je ne pouvais m’imaginer autrement la scène aujourd’hui. Et tout ça à cause de Britten. A cause de son deuxième Quatuor. Nous l’avons déjà joué en Angleterre, mais c’était en 1962 au festival d’Edimbourg. Avant ça, encore une fois à Moscou. Et c’est tout ! Nous étions censés le jouer à Kouïbychev, mais Mitia étant souffrant, la tournée en Union a été annulée et nous n’avons presque pas répété avant l’Angleterre. Hier, en répétition, nous avons eu l’idée de remplacer Britten par Borodine. Rostik a entamé des négociations sur la question : scandale ! Insulte à la nation !! (Même si Britten a quitté le pays le jour de notre concert, qui était prévu depuis des mois…)

On l’a joué en premier. Répétition dans la journée et avant de sortir sur scène, littéralement jusqu’à la troisième sonnerie. On a donné tout ce qu’on pouvait. Ensuite, Mozart. Difficile. Nous n’avions déjà plus de forces pour la deuxième partie (Beethoven, do dièse mineur).

Des amis de différents pays sont venus nous écouter : d’Italie, de Hollande, des USA (Texas). C’est déjà une tradition : si nous sommes en tournée en Europe, les amis, les connaissances, les fans des pays voisins viennent nous écouter.

15 octobre. La critique du lendemain du « Times » est bonne mais pas enthousiaste. On dit que la critique sans « mais » n’existe pas en Angleterre… Pas la force de prendre mon violoncelle en mains aujourd’hui. J’ai tellement dépensé d’énergie hier au concert et si peu dormi que je me sens complètement brisé.

17 octobre. Nous sommes arrivés hier à Monmouth après quatre heures de route en voiture. Les Galles du Sud sont exactement comme je l’imaginais. Des montagnes, des forêts denses. Très pittoresque. Un petit hôtel nommé « le Cygne Blanc » avec des murs en contreplaqué. On peut entendre le voisin respirer. Le concert s’est passé à l’école. Bon public. Deux ou trois choses ne furent pas trop mal jouées. Après le concert, une petite « party » et un restaurant chinois. La cuisine chinoise était excellente, savoureuse et copieuse. Monmounth est une petite ville, ou plutôt un village anglais, bien que les vitrines ne soient pas très différentes de celles des grandes villes.

Le voyage a été difficile, comme d’habitude dans ce pays. Nous avons un minibus, confortable, assez agréable. Notre chauffeur Andrew le conduit bien. C’est un grand gars très mince d’environ vignt-cinq ans, qui porte un visage long et des lunettes. Ne fume pas, mais quand il s’agit de boire, ce n’est pas le dernier – si l’opportunité se présente après le concert et qu’il n’a pas à reprendre le volant. Et elle se présente : après un concert à Minterne nous avons fini par reprendre la route pour Londres vers quatre heures du matin. On roulait lentement dans le brouillard, le voyage a pris presque quatre heures…

Ainsi, encore un concert. Cardiff. Une belle ville. Le concert était au musée. Dans le foyer, quelques sculptures de Rodin. Une très bonne acoustique et un public chaleureux. Nous avons déjà joué ici il y a trois ans. Programme : deuxième de Prokofiev, « Clara Quartet » de Schumann,[8] Debussy. Rostik a commencé le scherzo de Debussy tout seul, sans moi. C’était très drôle : son octave de « ré » a sonné toute seule, puis je l’ai rejoint. Quelque chose n’a pas marché pour l’ensemble. Ce qui nous sauve dans ces situations difficiles, ce sont le professionnalisme et l’expérience de la scène. Il y a dix ans, tout était plus difficile, mais également beaucoup plus simple ! Les sensations physiques le prouvent : le trac n’a pas diminué, au contraire. Il augmente de concert avec le sentiment d’insatisfaction et d’exigence vis-à-vis de soi-même.

19 octobre. Premier jour libre en dix jours. C’est cependant une « liberté » toute relative : je travaille depuis une heure et demie, bien que je n’en ai pas grande envie, mais quand le vin est tiré, il faut le boire !

On joue encore Britten demain à Manchester. Le concert d’hier était le meilleur que nous ayons donné en Angleterre, malgré une journée extrêmement harassante! Journée qui a débuté à 7h du matin à Cardiff. A 8h, notre bus s’est mis en route pour Londres. Arrivés sans encombre au « Prince of Wales », pris possession de nos chambres, accroché nos queues de pie, puis avons filé… au restaurant chinois. Le service de Mister Fu Tong est délicieux, rapide et propre. Certes, un peu cher. Une Long Soup et du riz pour 15 shillings (le déjeuner à la cantine de l’ambassade en coûte 6). A 15h30 j’ai tenté de dormir, me retournant dans tous les sens dans mon lit jusqu’à 16h pour enfin me lever et travailler. A 17h45, nous avons repris le bus, une heure de route jusqu’à Mill-Hill. Nous y avons déjà joué deux fois. Le meilleur public d’Angleterre ! Une salle de 500 places et des chaises sur la scène (environ 80 personnes !).

Programme : Ravel (oui, oui !). Nous avons commencé le concert par lui (et ça a très bien marché !), puis Chostakovitch n°9 et en seconde partie, Beethoven n°14. Un franc succès ! Quel dommage que ce concert n’ait pas été enregistré. Nous avons joué avec une inspiration venue d’on ne sait où et économisé nos forces jusqu’au dernier accord de Beethoven. Mais alors, après…! Nous étions tous comme des citrons pressés. Mon costume était absolument trempé.

Et ce matin je me suis levé à 7h et attendu le coup de téléphone. Depuis tant d’années, combien de fois me suis-je retrouvé dans cette situation, dans combien de pays différents – et je suis toujours ému par la perspective d’un appel de ma grincheuse…[9]

21 octobre. Nous sommes partis hier à 9h pour Manchester. Six heures de route, c’est épuisant. Encore un chinois, quarante minutes de sommeil, puis Britten. Nous avons rejoué le programme londonien. Je crois que nous avons mieux joué Beethoven, ainsi que Mozart, qu’à Londres… Après le concert, direction Burnley pour l’hôtel particulier d’un homme riche, mélomane et violoncelliste amateur. Père de sept filles. Il possède une ferme, des vaches, des chevaux, une grande maison avec des chambres d’invités. Je me suis levé à 10h. C’est une première pour l’Angleterre. Et notre dernier concert dans ce pays. Après le concert, Mitia, Slava et moi prenons le train de nuit pour Londres. Rostik repartira demain matin avec le chauffeur. Il adore les maisons particulières et ne supporte pas les hôtels. Moi, c’est tout le contraire…

26 octobre. Paris. Les 27, 28, 29 – tous les jours, répétition du treizième de Beethoven (pour plus tard). Je ne vais nulle part, je me sens abattu… Paris, cette fois, est morne…

30 octobre. Tante Macha est morte. Je les ai appelé le soir, après la télévision. Je ne sais pourquoi, mais c’est très dur. 78 ans. Ce n’est pourtant pas mauvais pour notre époque. Mais c’est tout de même très oppressant et me fait terriblement mal au cœur…

J’ai eu une longue vie, j’en connais les lois immuables. Mais je ne suis jamais parvenu à me réconcilier avec le départ d’un être cher. Le deuil affute toujours en moi un sentiment que je ne saurai expliquer, mais qui est associé à l’épreuve et surtout à la renaissance. Comme si je voulais renforcer et intensifier la vie afin de prolonger celle du défunt.

Dans les années soixante, nous avions à notre répertoire plus de 400 œuvres. Plus tard nous avons décidé de nous limiter et de mettre l’accent sur les œuvres les plus significatives. Celles de Beethoven, Schubert, Brahms ; Borodine et Tchaïkovski bien sûr, pour les auteurs russes. Une sélection naturelle s’est faite ensuite. Pour maintenir les 400 œuvres à un niveau de qualité professionnel, j’avais mis en place un genre de statistiques :

+ : pour les œuvres que nous pourrions jouer aujourd’hui même ;

++ : pour les œuvres qui nécessiteraient 3-4 jours de répétition pour les remettre en place ;

+++ : plus de 10 jours ;

++++ : minimum un mois ;

+++++ : pour les œuvres que l’on ne doit plus jouer.

Les œuvres annotées de cinq petites croix étaient rares, mais à éviter définitivement. Il y avait certains quatuors qui ne « marchaient pas ». Par exemple, la musique de ce compositeur génial qu’est Serguei Ivanovitch Taneïev n’était pas très populaire. On essayait d’inclure ses Quatuors dans nos programmes mais ils ne provoquaient aucune  réaction chez le public. Je pense que c’était de notre faute : nous n’avons probablement pas réussi à pénétrer au cœur de ses idées musicales. Le compositeur est très bon mais la scène a démontré que notre public, pour une raison quelconque, ne saisit pas sa musique. Et sans doute n’aurions-nous pas dû arrêter de jouer ses œuvres. Il est parfois très difficile de faire face à l’inertie de sa propre réflexion et plus encore à celle du public.

Dans les années soixante, l’activité concertiste du Quatuor était très large. On donnait plus de 130 concerts par an. Si ce n’était qu’une centaine, la saison était considérée comme un peu faible. La saison 1961/62 comptait 146 concerts. Aucun autre quatuor n’avait autant de concerts sur son calendrier. A ce moment-là, on jouait partout dans le monde avec un calendrier de tournée très serré et le sentiment d’une grande responsabilité.

Les tournées du Quatuor Borodine au Japon viennent tout juste de prendre fin. Notre correspondant V. Drozdov nous a raconté au téléphone : ‘Cette fois encore l’une des plus grandes salles du Japon était pleine, jusqu’à refuser l’entrée à des amateurs de musique. Certains fans qui souhaitaient rencontrer les musiciens soviétiques n’ont pas pu pénétrer dans la salle, d’une capacité de 3 000 places. Beaucoup d’entre eux attendaient dans l’espoir d’obtenir un billet de dernière minute. Mais il n’y avait pas de billets supplémentaires. Toutes les places étaient prises. Au programme : Quatuors de Borodine, Prokofiev, Chostakovitch, Beethoven, Haydn.’

Succès phénoménal ! Les habitants de Tokyo, mais aussi ceux de Yokohama, Osaka et Nagoya ont pu faire connaissance avec l’art du quatuor. Sumi Saburo, célèbre professeur du Conservatoire de Tokyo, a déclaré à notre correspondant : « Les meilleurs quatuors du monde ont joué au Japon, dans cette même salle, mais ce que nous avons entendu ce soir dépasse tout précédent. Le Quatuor Borodine est le meilleur ensemble de chambre ». La presse japonaise est dithyrambique : « Le professionnalisme de nos visiteurs, remarque ‘Mainiti’, ne peut être critiqué : l’ensemble ne fait qu’un, le son est parfait. Nous savons déjà ce dont sont capables les quatuors du monde entier, mais le jeu du Quatuor Borodine constitue quelque chose de tout à fait nouveau et, jusqu’à présent, de proprement inouï.

  • Sovetskaya Kultura (« La culture soviétique »), 12 avril 1966.

‘S’il existe des miracles en musique, des miracles de perfection absolue, alors le Quatuor moscovite Borodine en est un.’ ‘C’était de la magie, une découverte, un prodige.’ ‘Ce quatuor est sans aucun doute possible le meilleur du monde.’

Ainsi écrivent les journaux d’Allemagne, de Suède, des Etats-Unis au sujet du Quatuor Borodine. Ses membres, R. Dubinsky, Y. Alexandrov, D. Shebaline et V. Berlinsky, ont conquis les cœurs de nombreux amateurs de musique de chambre. Le Quatuor a récemment fêté ses vingt ans. Il a acquis durant ces années le statut de quatuor « de luxe », infatigable propagandiste de la musique de chambre russe, soviétique et étrangère. Son répertoire comprend des œuvres de Borodine, Tchaïkovski, Beethoven, Prokofiev, Chostakovitch et beaucoup d’autres.

Le Quatuor est actuellement en route pour sa troisième tournée aux Etats-Unis et au Canada. Il va jouer à New-York, Toronto, Montréal, Pittsburgh, Dallas, San Antonio, Los Angeles, San Francisco, Vancouver et Detroit. Nous espérons que nos collègues américains et canadiens se rendront à leurs concerts et donneront au quatuor une appréciation digne de son art.

  • Article de Z. Mouratov « Pour la troisième fois par delà l’océan », paru le 4 décembre 1966 dans le journal « La Voix de la Patrie », mensuel publié à l’étranger.

[1] Mikhaïl Davidovitch Alexandrovitch (1914 – 2002), ténor et cantor letton, connu pour son répertoire classique et populaire et pour son timbre de voix, qui convenait notamment aux récitatifs, aux chants hébreux et aux airs juifs.

[2] L’un des épisodes les plus remarquables des premières années du Quatuor s’est déroulé en mars 1953, lorsque les Borodine jouèrent aux funérailles de Sergueï Prokofiev avant de passer plusieurs jours « de garde » aux funérailles de Joseph Staline, qui décéda le même jour (6 mars 1953). Une quinzaine de personnes étaient présentes aux premières, tandis que le pays entier vint à Moscou saluer la dépouille de Staline. Dubinsky raconte cet épisode dans Stormy Applause (Hill and Wang, juin 1989), souvenirs des années soviétiques :

« Nous jouâmes le deuxième Quatuor de Tchaïkovski, encore et encore et encore. Tout commençait à paraître irréel, se répétant comme dans un rêve étrange. A nouveau, comme la veille, les gens entraient, tête nue, regardaient le cercueil avec la même expression de douleur et d’humilité. Vers le soir, je m’endormis, le violon dans les mains. Alexandrov me poussa du coude. Je m’endormis à nouveau et il me poussa encore. « Ne tombe pas de la chaise », me chuchota-t-il. « C’est à nous de jouer ».

« Le troisième et dernier jour arriva. Nous n’avions toujours rien mangé. Le contact avec le monde extérieur était assuré uniquement par ceux qui parvenaient à sortir dans les rues, et surtout, à revenir. Ils racontaient que les gens ne cessaient d’arriver, assiégeant les trains en provenance de Leningrad et d’ailleurs vers Moscou. La ville elle-même était entourée de soldats et de lourds camions. Toutes les rues menant à la Salle des Colonnes étaient barrées, hormis l’accès à la Place Pouchkine où se déversait le flot de voyageurs. Ils étaient ensuite poussés dans la rue Pouchkine et pénétraient dans la Salle des Colonnes. Les camions, destinés à contenir la foule, finirent par être emportés par le flot. […] Tard dans la soirée, on mit nos instruments en sourdine et on joua l’Andante Cantabile de Tchaïkovski. On joua calmement, sans vibrato, à la manière des chansons du folklore russe. Le son délicat du Quatuor se noyait dans le bruissement incessant des lents mouvements de la foule. »

[3] Tikhon Nikolaïevitch Khrennikov (1913 – 2007), compositeur et homme politique russe. Secrétaire général de l’Union des compositeurs soviétiques de 1948 à 1991, il était redouté par Prokofiev, Chostakovitch, Miaskovsky, et surtout Alfred Schnittke, tous critiqués pour leur formalisme trop éloigné du réalisme socialiste.

[4] Alexandre Porfirievitch Borodine (1833 – 1887), compositeur russe autodidacte, chimiste, médecin, membre du Groupe des Cinq, disciple de M. I. Glinka.

[5] Pavel Lisitsian (1911 – 2004), bariton russe, soliste du Bolchoï.

[6] Mikhaïl Izraïlevitch Vaiman (1926 – 1977), violoniste et professeur russe, artiste émérite de l’URSS. Il enseignait au Conservatoire de Leningrad et jouait souvent en trio avec Pavel Serebriakov et Mstislav Rostropovitch.

[7] Maria Vsevolodovna Karandashova (1918 – 1996), pianiste ukrainienne, elle enseignait au Conservatoire de Leningrad et jouait souvent avec Rostropovitch et Vaïman.

[8] Berlinsky appelait ainsi le Quatuor n°3 op. 41 de Schumann. Dans le premier mouvement, pour renforcer l’intonation de la première phrase de l’Allegro molto moderato, Berlinsky avait inventé les paroles suivantes : « Clara, quand donc, que le diable t’emporte, deviendras-tu enfin ma femme ! » (« Клара, когда же, черт возьми тебя, ты выйдешь замуж за меня! »). Schumann composa ses trois Quatuors en l’espace de quelques mois, l’année 1842, relativement heureuse, puisqu’il venait enfin d’épouser Clara Wieck malgré l’interdiction du père de celle-ci.

[9] Son épouse, Zoïa Kouzminitchna Ivanova.

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